Numesthésie. L'écran pour saisir le sensible ?
1 janv.-31 mai 2023

Présentation des Journées EVEille 2023

Numesthésie. L’écran pour saisir le sensible ?

Après deux premières éditions consacrées à la constitution des données de la recherche (2021) et à leurs soubassements éthiques (2022), le projet EVEille souhaite explorer la place de la sensorialité dans la représentation numérique, en questionnant la participation des cinq sens dans le traitement et la transmission des corpus scientifiques et objets culturels. Alors que le champ muséographique a depuis longtemps investi les dispositifs numériques en vue de la valorisation patrimoniale, les sciences humaines ne se sont saisies que récemment de la question dans la conduite des projets de recherche.

Les journées EVEille 2023 se dérouleront en cinq temps répartis de janvier à mai et auront lieu en mode hybride dans cinq villes et simultanément en visioconférence. Elles feront échanger des chercheur.se.s en Humanités, des ingénieur.e.s, des responsables des fonds culturels et patrimoniaux, des médiateurs scientifiques, des enseignants, qui analysent, transmettent, interprètent et expliquent numériquement les objets scientifiques, patrimoniaux et culturels en recourant, aussi, à leur sens pour en saisir et communiquer la complexité.

Enjeux : La part sensible des dispositifs numériques dans le champ des Humanités

En forgeant le néologisme de numesthésie — né de la contraction de numérique et du terme grec aisthesis qui désigne l’appréhension par la perception de l’intellect et des sens — le projet EVEille présuppose que dans le champ des Humanités, l’appréhension sensorielle n’est pas seulement convoquée pour restituer auprès de larges publics la réalité phénoménologique d’un objet scientifique qui s’offre à l’intellect de l’expert. La notion suggère aussi que la démarche épistémologique engage des dispositifs sensibles de médiation numérique pour accéder, par les sens, à l’épaisseur de l’objet scientifique et ce, dès la phase d’investigation des données.

L’intérêt porté à la sensorialité dans l’appréhension des biens patrimoniaux et culturels n’est pas nouveau. Depuis les travaux de Georg Simmel (1908) ou de Lucien Febvre (1952), en passant par les écrits de Maurice Merleau-Ponty (1945), de Claude Lévi-Strauss (1962), jusqu’aux travaux plus récents de Jacques Rancière (2000) ou de Jean-Pierre Changeux (2010), l’expérience sensible se prête à l’analyse sociologique, historique, anthropologique, littéraire ou encore neuro-psychologique. Les traces laissées par la sensorialité font partie intégrante des sources et documents à disposition des chercheur.se.s (Ginzburg, 2001), ce dont témoigne notamment l’intérêt croissant pour la culture matérielle dans ces différents champs disciplinaires.

Le « tournant sensoriel » (sensory turn) en sciences humaines et sociales, tel qu’il a été mis en lumière par David Howes (2005), vient toutefois renouveler ces approches en contribuant notamment à donner à l’anthropologie des sens une reconnaissance institutionnelle et disciplinaire. Il a montré que les relations sensorielles sont aussi (et peut-être même avant tout) des rapports sociaux et que les sens agissent en interdépendance au sein de configurations historique et sociale données.

Suivant cette perspective, les Humanités numériques ouvrent de nouvelles possibilités : loin de ne constituer qu’un mode de réception des œuvres, la sensorialité peut intervenir dès la constitution du champ d’observation, dans les méthodes d’analyse comme dans la restitution de l’investigation scientifique, pour ensuite être convoquée afin de mettre à disposition des publics une réalité qui s’offre aux sens autant qu’à l’esprit.

Questionnements

Les Journées EVEille 2023 « Numesthésie. L’écran pour saisir le sensible ? » ont pour objectif d’interroger le rôle des procédés numériques dans la mise en œuvre d’une rencontre sensorielle avec l’objet scientifique, patrimonial et culturel. Tandis que les études en médiation numérique, et notamment en muséographie, ont participé à cette « révolution sensorielle » annoncée par Michel Serres en 1985, de tels questionnements n’ont pas nécessairement été menés avec le même intérêt dans le domaine de la recherche en sciences humaines.

En effet, si l’on peut convenir que le numérique semble introduire un « trouble » dans le rapport dialectique entre distance et proximité qui lie les chercheur.se.s à leurs objets scientifiques, il paraît plus difficile de caractériser les différents régimes de relation que les dispositifs numériques introduisent avec ces objets.

L’originalité du questionnement qu’on voudrait consacrer aux dispositifs d’investigation et de médiation réside dans la part accordée à la sensorialité en régime numérique : il ne s’agit pas de seulement considérer que les sens sont sollicités lors de la réception du projet scientifique suite à la diffusion des résultats de la recherche par les chercheurs. On choisit également d’examiner la manière dont les sens interviennent dès la production des données de la recherche en postulant l’existence d’une empathie critique — variable selon les objets étudiés et les méthodes adoptées — qui fait intervenir les sens du chercheur dès son appréhension de l’objet scientifique. On présuppose ainsi qu’au-delà de la vue, souvent évoquée lors du travail de “visualisation des données de la recherche”, d’autres sens sont mis à contribution, qui interviennent bel et bien dans le travail du chercheur. La part faite à la manipulation des objets scientifiques mérite ainsi d’être documentée en tant que telle et inscrite dans les métadonnées descriptives qui accompagnent les données produites.

Les critères matériels de la perception par les sens de l’objet scientifique, patrimonial et culturel conditionnent les modalités d’analyse ainsi que la restitution numérique, pour le public, de l’objet étudié. On pourra mesurer l’impact des réglages précis effectués en vue de la numérisation 3D d’un objet archéologique, du choix des modalités de la prise de son ou du traitement des pistes lors du traitement d’une bande audio, de la prise en compte de l’état de dégradation d’un document, du taux d’hygrométrie du lieu où il a été découvert ou encore des autres biens qui ont pu être trouvés au même endroit, jusqu’à l’existence de prélèvements plus invasifs lors de l’étude des encres, des supports d’écriture, ou encore des reliures de documents anciens. Ainsi, dans le domaine scientifique, il n’est plus seulement question de visualiser les résultats de la recherche, mais de les représenter pour les interroger. En matière de médiation scientifique, l’objectif ne se restreint pas à communiquer un discours sur le document, mais il aspire aussi à provoquer une rencontre avec l’objet patrimonial et culturel dans toutes les facettes de son intelligibilité, y compris sensorielle.

Les journées EVEille 2023 proposeront ainsi un cadre pour analyser les conditions de possibilité d’une numesthésie dans le champ des Humanités proprement dit (lettres, histoire, histoire de l’art, archéologie, musicologie, sociologie de la culture…), dans ses présupposés théoriques, ses enjeux pratiques et ses implications herméneutiques. Pour cela, les modes de désignation des résultats produits par ces dispositifs se déclineront entre « réalité virtuelle », « augmentée », « enrichie », « restaurée », « restituée », « éprouvée », etc. Quelles que soient les manières de qualifier cette réalité « reformatée », on y retrouve l’expression d’une recontextualisation et d’une transformation de l’objet initial en une réalité autre, qui s’expérimente autant qu’elle s’analyse et s’interprète.

Quelles formes d’exploration sensorielle les dispositifs numériques mis en œuvre dans l’étude des corpus des sciences humaines rendent-ils possibles ? Dans quelle mesure certains dispositifs d’investigation et de médiation numériques conditionnent-ils le rapport intime et sensible qu’entretiennent les chercheur.se.s à leur objet scientifique ? Comment cela vient-il renouveler l’exploration et la production des résultats de la recherche ? Selon quelles modalités ces dernier.e.s transmettent-ils/elles cette relation singulière à des publics, qu’ils soient experts ou amateurs ? En somme, comment imaginer le rapport sensible au document numérique du XXIsiècle par la médiation de l’écran ?

Présentation des journées

Le déroulé des cinq journées dessinera un parcours progressif, de la numérisation la plus minimale à l’exploitation la plus poussée, afin d’interroger les régimes de sensorialité qui interviennent dans la communication numérique de l’objet scientifique, culturel et patrimonial. Il s’agira d’examiner la manière dont les cinq sens sont diversement sollicités, de l’appréhension initiale de l’objet de la recherche à la production d’un nouvel artefact scientifique, désormais dématérialisé, en passant par les divers dispositifs de sa conversion au format numérique. On étudiera notamment les ressorts sensibles que mettent en œuvre les dispositifs numériques examinés lors de la présentation d’études de cas, qui pourront relever aussi bien de l’étude littéraire, linguistique, historique, que des champs de la musicologie, de l’histoire de l’art, de l’archéologie et plus largement des cultural studies.

J1. Digitaliser la réalité

Lors de la journée “Digitaliser la réalité”, on fera porter l’attention sur l’action de conversion au format numérique des sources et des objets de la recherche, qui mène à la création d’avatars virtuels. Du fait de cette transformation, ce n’est plus à l’objet que l’on accède mais nécessairement à une représentation médiatisée de cet objet, le plus souvent réduit à deux dimensions. L’encombrement, la masse, la matière, l’odeur, en un mot tout ce qui fait les caractéristiques physiques de l’objet, sont dans ce contexte plus difficiles à évaluer. En contrepartie, cette représentation est duplicable, facile à consulter, à partager, à transformer.

J2. Reconstituer la réalité

Lors de la journée “Reconstituer la réalité”, on envisagera davantage des procédures numériques qui adjoignent de nouveaux artefacts à la réalité des objets dont la complétude est définitivement perdue. On pense notamment aux enquêtes qui visent à retrouver et rassembler des fragments d’une même pièce archéologique, à composer en une seule édition virtuelle des pages de livres extraites d’exemplaires différents, à la recolorisation de certaines images, à la constitution de maquettes reproduisant à une échelle réduite un site ou une construction disparue, etc. Toutefois, comme un certain nombre d’informations ne sont souvent plus directement connues et accessibles, la reconstitution oblige à un effort de re-construction méthodique s’appuyant sur des bases scientifiques solides qui, pour autant, orientent et stimulent l’imaginaire.

J3. Enrichir la réalité

Lors de la journée “Enrichir la réalité”, on mettra l’accent sur la production de métadonnées de natures diverses qui, semblables à un apparat critique, apposent à l’objet restitué un calque d’expertise supplémentaire. Cet enrichissement oriente et accompagne le regard du spectateur autour des caractéristiques saillantes des sources et documents originaux, voire comble certaines des lacunes produites par la digitalisation. Ainsi, lorsque le volume de l’objet n’est pas perceptible, il peut être indiqué par le biais d’un référentiel souvent familier aux usager.e.s. La représentation schématisée d’un corps ou d’une main par exemple permet de donner un ordre de grandeur quant à la dimension réelle de l’objet.

J4. Augmenter la réalité

Lors de la journée “Augmenter la réalité”, on s’intéressera aux dispositifs numériques qui invitent à de nouvelles investigations, et ce, au-delà de l’accès que permettent traditionnellement les cinq sens. On pense notamment aux représentations de mondes impalpables : de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit, mais aussi de l’invisible, et d’un ensemble de réalité calculable, mesurable, quantifiable par l’outil informatique. Dans un tel cas, le périmètre de l’objet étudié peut être élargi donnant lieu a de nouvelles interactions (animation d’image fixe, recours au multimédia, etc.).

J5. Éprouver le numérique

Lors de la journée “Éprouver le numérique”, on envisagera enfin la manière dont le numérique invite à faire l’expérience sensible de l’objet de la recherche après son investigation. Pouvons-nous ressentir l’objet par l’intermédiaire de dispositifs numériques ? Ou bien pouvons-nous seulement l’étudier, le consulter au sens pratique de voir et rendre présent. Qu’est-ce que ce rapport aux sources apporte à notre appréhension des œuvres ? Il est fréquent qu’on projette la question du public et du résultat exposé à l’utilisateur, mais l’incidence sur le travail du spécialiste dès le processus de recherche est peu abordée. On pense notamment à la place des sens dans les gestes de la recherche, dans l’élaboration du questionnement scientifique lui-même lors de l’analyse des sources et objets et plus largement dans les façons de lire ou observer les documents numériques.

Organisation des journées

Les 5 journées s’organiseront autour de trois temps récurrents qui construiront progressivement un parcours dans l’exploration de la part sensible des dispositifs numériques dans le champ des Humanités.

Session 1 — Excursion immersive

Une visite introduite par un·e spécialiste, en présence et en virtuel, ouvrira chaque journée. Ce sera l’occasion d’examiner différentes entreprises de valorisation engagées par des institutions patrimoniales et culturelles partenaires du projet (programme à venir).

Session 2 — Interventions

Au cours de cette session, les communications présentées examineront le rapport au sens engagé dans le traitement numérique d’objets scientifiques patrimoniaux et culturels. Les interventions pourront également prendre la forme de présentation de projets de recherche en cours, retours d’expérience, réalisations achevées publications récentes.

Session 3 — Atelier

Un temps de travaux pratiques consacré à un mode de traitement spécifique (numérisation du document, traitement des images, reconstitution 3D…) permettra la prise en main d’un outil spécifique : une présentation pratique des principes, des fonctionnalités et des usages les plus courants de ce type de logiciels (Blender, Autocad / FreeCAD, …) conduira les participants à s’interroger sur le geste même de l’appréhension de l’objet scientifique, dans sa part la plus matérielle et technique.

 

 

 

   

À propos

Le projet EVEille (Exploration et Valorisation Electroniques des corpus En SHS) a pour objectif premier d’accompagner les jeunes chercheur.e.s ou les chercheur.e.s confirmé.e.s qui souhaitent s’initier aux Humanités au sein de pratiques de recherche nouvelles ou engagées de longue date. Il entend développer progressivement une réflexion collective critique sur les enjeux épistémologiques du virage du “tout-numérique” à l’heure actuelle, dans le monde académique notamment, afin de faire de l’outillage un réel lieu de réflexion sur les pratiques de la recherche, les visées et les orientations implicites introduites par le recours au traitement numérique des corpus.

Le projet EVEille est porté par Régine Battiston, directrice du laboratoire ILLE, Anne Réach-Ngô, membre de l’ILLE et maîtresse de conférences HDR à la FLSH, Marine Parra, docteure de l’ILLE.

Il fait appel à des liens étroits et réguliers avec la MISHA, notamment avec Régis Witz, ingénieur de la plate-forme PHUN Plate-forme HUmanités Numériques, et Guillaume Porte, ingénieur d’études au laboratoire ARCHE de l’Unistra, de même qu’avec Benoît Roux, ingénieur d’étude au laboratoire ERIAC de l’université de Rouen.

Calendrier

Dates et lieux

  • Vendredi 13 janvier 2023 – J1 – Strasbourg – Digitaliser la réalité
  • Vendredi 3 février 2023 – J2 – Rouen – Reconstituer la réalité
  • Vendredi 10 mars 2023 – J3 – Colmar – Enrichir la réalité
  • Vendredi 14 avril 2023 – J4 – Mulhouse – Augmenter la réalité (annulé du fait des grèves)
  • Vendredi 12 mai 2023 – J5 – Utrecht – Éprouver le numérique

Contacts

Contact : projet.eveille@gmail.com

Voir le carnet de recherche de l’évènement : https://eveille.hypotheses.org

Réseaux sociaux

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Comité scientifique

  • Clarisse Bardiot (Université Rennes 2)
  • Régine Battiston (UHA, ILLE)
  • Guido Braun (UHA, CRESAT)
  • Bram J. M. Caers (Leiden University)
  • Pierre Cubaud (CNAM)
  • Marie-Luce Demonet (CESR / Université de Tours)
  • Ambre Philippe (Fondation Catherine Gide)
  • Tony Gheeraert (Université de Rouen)
  • Nicolas Genis (Université de Lille, HALMA)
  • Renske A. Hoff (Utrecht University)
  • Madeleine Hubert (BNU, Data Lab)
  • Jelle Koopmans (University of Amsterdam)
  • Isabelle Lefèvre (UHA, SUAC)
  • Véronique Lochert (UHA, ILLE)
  • Marine Parra (Utrecht University)
  • Anne Réach-Ngô (UHA, ILLE)
  • Martine Robert (Université de Rouen, ERIAC)
  • Benoît Roux (Université de Rouen, ERIAC)
  • Franck Varenne (Université de Rouen, ERIAC)

Comité d'organisation

  • Lisandra Costiner (Utrecht University)
  • Yanet Hernandez (site SciencesConf et de la chaîne uhapod)
  • Michela Lagnena (ressources pédagogiques des ateliers)
  • Romane Marlhoux (capsules vidéo de présentation des participants)
  • Marine Parra (direction scientifique)
  • Anne Réach-Ngô (direction scientifique)
  • Benoît Roux (direction scientifique)
  • Rozanne Versendaal (Utrecht University)
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